Comment les ingénieurs peuvent-ils rendre l'informatique plus durable ? Partie 4: Ce qu'il reste à faire

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James Martin
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Dans ce quatrième et dernier chapitre, nous nous tournons vers l'avenir. Comment le green IT peut-elle aider les entreprises à atteindre leurs objectifs de neutralité carbone d'ici 2050 ? Quelle sera l'incidence des changements réglementaires ? Et qu'en est-il de l'IA ? Ne cherchez pas plus loin…

2050 : Le compte à rebours final

Selon une étude récente d'IBM portant sur 3 000 PDG de 24 secteurs d'activité, 42 % de ces chefs d'entreprise ont désigné le développement durable comme leur principal défi pour les trois prochaines années. Cela s'explique au moins en partie par le fait que la plupart des grandes entreprises se sont engagées à atteindre la neutralité carbone d'ici à 2050.

Scaleway, par exemple, s'aligne sur les objectifs de sa société mère, iliad Group, pour atteindre la neutralité carbone pour les scopes 1 et 2 d'ici 2035, et pour le scope 3 d'ici 2050. L'aspect hardware du green IT est particulièrement important dans ce cas, car il représente trois quarts des émissions du secteur numérique. Les développeurs qui s'efforcent de rendre leurs systèmes d'exploitation compatibles avec le plus grand nombre d'appareils possible réduisent de facto l'obsolescence des appareils et, par la même occasion, les déchets électroniques.

Mais les développeurs ne sont pas les seuls concernés. Le simple fait de désactiver ou de supprimer les données et les ressources inutiles peut faire une grande différence, selon une étude de Google citée par la Green Software Foundation. Google Cloud (GCP) a calculé que les données dormantes, ou "projets non surveillés", représentaient plus de 600 tonnes métriques brutes d'émissions de CO2 (60 fois plus que ce qu'un Français émet actuellement par an, par exemple). C'est pourquoi GCP a développé Unattended Project Recommender, un service qui informe ses clients cloud de la quantité et nature de données non-utilisées, de leur empreinte en équivalent CO2, et en facilite leur effacement par la suite.

Réglementation : êtes-vous en ordre ?

Rien qu'en Europe, les entreprises doivent se préparer à l'arrivée d'une nouvelle vague de réglementations sur le développement durable. Tout d'abord, la directive sur les rapports de durabilité des entreprises (CSRD), qui est déjà en place et qui obligera les entreprises d'une certaine taille (plus de 250 employés, ou 40 millions d'euros de chiffre d'affaires, ou 20 millions d'euros d'actifs) à soumettre des rapports non financiers annuels alignés sur les exigences de la CSRD. La date limite est le 1er janvier 2025, pour l'exercice 2024, comme l'explique Plan A. Cela signifie que les rapports d'impact seront bientôt obligatoires pour la majorité des entreprises européennes. En outre, d’autres réglementations actuellement en discussion au Parlement européen comprennent des amendes pour les allégations écologiques non prouvées (c'est-à-dire le greenwashing).

Ces contraintes favoriseront inévitablement la croissance des pratiques green IT, puisque leur application deviendra à terme obligatoire.

Et ce n'est qu'un début. Comme nous l'avons expliqué dans le chapitre précédent, les très strictes guidelines françaises RGESN pour l’eco-design de sites web sont en passe de devenir de la réglementation européenne. En effet, de nombreuses entreprises et organisations suivent déjà leurs exigences.

Ensuite, il y a la notion de PCR, ou Product Category Rules (RCP en français), règles gérées en France par l'agence nationale de transition écologique, ADEME. Ces règles décrivent la manière de mesurer l'impact environnemental du hardware, ce qui implique une analyse du cycle de vie complet couvrant la fabrication, l'utilisation et l'élimination de tous les composants sous-jacents de l'appareil. Le respect de ces règles représente un défi de taille : la plupart des organisations ne disposent pas des données nécessaires pour quantifier l'impact de leurs chaînes d'approvisionnement, de leurs biens immobiliers et de leurs sources d’électricité. Le travail dans ce sens fait par des organisations indépendantes et bénévoles comme Boavizsta sera donc de plus en plus crucial à l’avenir (des exemples de leur travail se trouvent ici et ici).

Des RCP spécifiques sont en cours d'élaboration pour le cloud et les centres de données, ce qui aura des conséquences considérables pour les directeurs techniques, les ingénieurs et les développeurs en tout genre, d’autant qu'ils sont susceptibles de devenir des lois françaises d'ici 2025 environ.

Cela signifie que les fournisseurs de cloud (CSP) seront soumis à une pression accrue pour fournir des données vraies, précises et comparables sur les émissions générées par leurs activités. Ceci permettra aux clients de choisir le CSP le moins impactant… et d’ainsi mieux respecter leurs obligations de reporting CSRD.

Si tout cela semble quelque peu abstrait pour l'instant, cela ne durera pas longtemps. AWS a récemment fait l'objet d'un examen minutieux de la part des autorités de régulation britanniques pour n'avoir pas fourni en temps voulu les données relatives aux émissions du scope 3. Le leader du cloud a rapidement répondu que ces données seraient disponibles "début 2024"… et a ensuite expliqué en détail comment ces données pouvaient déjà être partagées directement avec les entreprises de reporting (encore une fois, pensez au CSRD), en utilisant le service Clean Rooms d'AWS.

Comment s’y préparer

Le green IT implique toutes sortes de nouvelles façons de concevoir l'informatique. Ceci dit, comme nous l'avons vu dans la partie 2, le green coding n'est pas différent d'une bonne programmation propre et efficace ; il s'agit donc plus d'une évolution que d'une révolution. La question demeure : comment vos équipes peuvent-elles s'y préparer ?

Le cours Green Software for Practitioners (LFC131) est le premier en son genre, car il enseigne aux développeurs la conscience de l’empreinte carbone de leur travail — à travers le hardware et le software — afin de leur permettre de développer des applications plus “green”. Conçu par la Green Software Foundation (GSF), ce cours en ligne gratuit a déjà été suivi par plus de 50 000 ingénieurs. Bien qu'il ne fournisse pas de qualification ou de certification officielle en tant que telle, il s'agit d'une excellente première étape pour inciter les équipes de développeurs à réfléchir plus en profondeur à la réduction de l'impact de leur travail.

Outre la formation, comme expliqué dans le chapitre 2, il existe d'innombrables moyens de mesurer l'impact de votre activité, qu'il s'agisse du Cloud Carbon Footprint ou de Scaphandre pour le cloud, du Manufacturer Data Repository de Boavizta pour le hardware, ou du score Software Carbon Intensity (SCI) du GSF pour les logiciels.

En outre, de nouveaux outils apparaissent régulièrement. Le nouveau Cloud Carbon Calculator d'IBM, par exemple, s'appuie sur des connaissances alimentées par l'IA… notamment pour aider les clients à gérer l'impact de l’IA (qui est considérable ; nous y reviendrons).

IBM Cloud Calculator

L'outil est "conçu pour repérer rapidement les modèles, les anomalies et les valeurs aberrantes dans les données qui sont potentiellement associées à des émissions de GES (gaz à effet de serre) plus élevées", indique le communiqué de presse du produit. "Basé sur la technologie d'IBM Research et sur une collaboration avec Intel, l'outil utilise l'apprentissage automatique et des algorithmes avancés pour aider les organisations à découvrir les points chauds en matière d'émissions dans leur charge de travail informatique.” En outre, à l'instar de l'exemple ci-dessus d'AWS, le Cloud Carbon Calculator d'IBM peut fournir des données sur mesure à des agences de reporting.

Il vient s'ajouter à un certain nombre d'outils SaaS et open source déjà disponibles pour mesurer l'impact du cloud. De plus, le choix d’IBM d’augmenter son outil avec de l’IA suggère que la concurrence entre les fabricants de ces outils va s'intensifier dans un avenir proche, pour le plus grand bénéfice des utilisateurs finaux.

Rendre l’IA plus durable

Comme le souligne l'enquête d'IBM, les PDG sont aussi nombreux à investir dans l'IA générative aujourd'hui (43 %) qu'à se préoccuper du développement durable (42 %). Une contradiction potentielle si l'on considère l'impact de cette nouvelle technologie à croissance rapide.

Bien que les estimations varient considérablement, des chercheurs ont calculé que la formation d'un type de modèle d'IA générative (GAI) de taille moyenne consommait de l'énergie équivalente à 284 tonnes d'émissions de CO2, soit l’impact des émissions de 32 Français en un an. D'autres chercheurs estiment qu'une conversation de 20 à 50 questions avec ChatGPT équivaut à vider une bouteille d'eau d'un demi-litre par terre (ce qui correspond à la quantité d'eau utilisée pour refroidir les datacenters dans lesquels tournent les modèles GAI).

Encore une fois, tous les modèles ne sont pas aussi gourmands en ressources… et, comme dans d'autres cas, il existe des moyens de mesurer cet impact et de choisir en conséquence les modèles les plus respectueux de la planète. L'utilisation de Stable Diffusion pendant 150 000 heures, par exemple, ne consomme "que" 11 tonnes d'équivalent CO2, selon une étude de Hugging Face (l'une des rares entreprises d'IA actuelles à préconiser de limiter l'impact environnemental de l'IA).

Ce chiffre a été obtenu grâce au Machine Learning Emissions Calculator, un outil indépendant conçu par des experts en apprentissage automatique préoccupés par l'impact environnemental de l'IA. Il calcule, à travers une gamme de différents types de matériel, le temps d'utilisation, le fournisseur cloud et la région, une estimation de l’empreinte carbone (équivalent CO2) émise par charge de travail.

Bien sûr, aucun outil n'est parfait : celui-ci ne dispose pas des données PUE des fournisseurs de cloud, ce qui signifie que les émissions totales de carbone qu'il fournit doivent être multipliées par ce chiffre. Mais c'est un début !

Comment réduire l'impact de l'IA ? Les conseils donnés par les concepteurs de la calculatrice ML relèvent essentiellement du bon sens :

  • Choisir le bon fournisseur de cloud, qui indique clairement ses engagements environnementaux et qui, dans l'idéal, n'utilise que des énergies renouvelables
  • Choisir la bonne région : l'intensité carbone de l'électricité en France, par exemple, est plus de dix fois inférieure à celle des États-Unis (nous ajouterons que l'heure de la journée est également importante ici, car le mélange de carbone d'un réseau peut varier énormément au cours des 24 heures ; plus d'informations à ce sujet ici)
  • Acheter des compensations carbone et exiger plus de transparence dans le reporting des émissions cloud (nous pensons que cette dernière mesure est plus efficace que la première).

Ajay Kumar, de l'EMYLON Business School, et Tom Davenport, du Babson College, auteurs de l'article de la HBR susmentionné, partagent quelques conseils plus high-level pour limiter l’impact de l’IA :

  • Utiliser les grands modèles GAI déjà existants plutôt que d’en créer des nouveaux, pour éviter de provoquer des émissions inutiles ; les modèles existants peuvent également être affinés pour répondre à des besoins spécifiques, plutôt que de réinventer la roue
  • N'utilisez et ne formez des large language models (LLMs) uniquement lorsqu'ils apportent une valeur ajoutée supplémentaire. Par exemple, "si l'utilisation d'un système trois fois plus gourmand en énergie n'augmente la précision d'un modèle que de 1 à 3 %, la consommation d'énergie supplémentaire ne vaut pas la peine", affirment Kumar et Davenport
  • Faites preuve de discernement lorsque vous utilisez la GAI. La hype actuelle fait souvent passer la GAI pour une baguette magique capable de résoudre tous les problèmes. Or ce n’est évidemment pas le cas. “Créer des blogposts ou des histoires drôles n’est peut-être pas la meilleure utilisation de ces outils aux charges très lourdes,” d’après les auteurs. “Ils pourraient nuire davantage à la santé de la terre qu’ils apportent à son peuple”, contrairement à des applications IA dans le domaine de la santé, par exemple, ou dans la détection de catastrophes naturelles.

De plus, des alternatives existent. Les systèmes de l'entreprise française Golem.ai, par exemple, utilisent 1000 fois moins d'énergie que GPT-3. Cela s'explique principalement par le fait qu'ils sont basés sur l'IA symbolique. Ce dernier travaille depuis des représentations de problèmes, plutôt que sur les quantités massives de données qui sont utilisées pour former la GAI. Par ailleurs, l'IA symbolique ne nécessite pas d'entraînement, et donc ne consomme pas d'énergie avant de pouvoir être utilisée. Or la formation est l'étape d’utilisation de l'IA générative qui consomme le plus d'énergie.

Emissions Golem.ai vs d'autres modèles

Le chiffre de "1000 fois moins" a été obtenu à la suite d'une évaluation indépendante réalisée par Greenly, un cabinet comptable spécialisé dans le développement durable, qui a étudié les émissions générées par plusieurs modèles d'IA différents pour traiter 1 million de courriels. Alors que InboxCare de Golem.ai a généré 253 kg d'équivalent CO2, roBERTa en a généré environ 100 fois plus, et GPT-3, presque 1000 fois plus, lorsque cet impact est amorti sur une année.

Le mot de la fin

En conclusion, comme nous pouvons le voir, en matière d'informatique verte, il n'y a pas de "bonne" voie à suivre. Il s'agit plutôt d'une combinaison d’éléments relevant tous plus ou moins du bon sens :

  1. Coder de façon propre et simple, en n’utilisant que les ressources et outils nécessaires à tout moment
  2. Éviter les applications, les sites web et les systèmes d'exploitation trop lourds qui seront obsolètes dans deux ans
  3. Privilégier le hardware qui fonctionne le plus longtemps possible. Jeter une ancienne technologie qui fait le job simplement parce qu’une nouvelle est disponible n’est plus acceptable dans le contexte actuel
  4. Choisir un fournisseur de cloud qui permet une informatique durable grâce aux énergies renouvelables, en concentrant les charges de travail dans des lieux et à des moments où l'énergie est la plus propre possible, et en désactivant les données inutiles (cf. l’exemple de GCP, ci-dessus)…

…sont d’autant de règles d’or lorsqu’on cherche à réduire l’impact environnemental de l’activité IT de son entreprise.

Le green IT a beau être à ses balbutiements, ses principes restent accessibles à tous, sans coût supplémentaire. Les économies financières et planétaires peuvent même être considérables. Dont acte !

Ce blogpost est extrait du white paper de Scaleway, "Comment les ingénieurs peuvent-ils rendre l'informatique plus durable ?", que vous pouvez télécharger gratuitement ici!

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